Lexique identitaire

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CROISSANT

Appelée ainsi d'après sa forme sur la carte, cette bande de terre de 350 km de long sur 20 à 30 de large enveloppe la bordure septentrionale du Massif Central des environs de La Rochefoucauld (Charente) à ceux de Saint-Priest-Laprugne (Loire). Elle est caractérisée par des interférences qui y mêlent les idiomes situés de part et d'autre. On dit habituellement que c'est la zone de contact de la "langue d'oïl" et de la "langue d'oc", comme s'il y avait deux blocs homogènes de part et d'autre. La réalité est tout autre.
  • Au Nord, la "langue d'oïl" est en fait un français populaire rural qui retient quelques vestiges des langues régionales médioromanes effacées par la francisation du Poitou, de l'Angoumois, du Berry et de la Bourgogne; des restes du moyen français introduit à l'époque moderne de la Reconstruction des Campagnes; et une part croissant à chaque génération du français moderne qui finit par éliminer tout le reste.
  • Au Sud, la "langue d'oc" n'a rien à voir avec le languedocien et le provençal qui se disputent la prééminence dans cette aire aux langages très divers. Le limousin et l'auvergnat, qui formèrent une communautéincomplète au moyen âge et qui ont sans cesse divergé depuis au point de devenir tout à fait distincts, diffèrent complètement des langues d'oc méridionales et peuvent être considérés comme les parties occidentale et centrale d'une autre bande médioromane dont l'Est est dauphinois.
Par ailleurs, les idéologies qui opposent sommairement la "France du Nord" et la "France du Sud" en foulant allègrement aux pieds l'écart très grand qui sépare les différentes limites invoquées (dialectes, toits plats et inclinés, droit coutumier et droit écrit...) et qui sont souvent sous-tendues par un nationalisme méridional reprenant les pires défauts uniformisateurs du centralisme parisien, postulent la permanence du Croissant dans les mêmes lieux : ce serait comme une frontière entre deux "peuples" imaginaires. Or, toutes les observations que l'on peut faire en examinant les cartes et les formes de leurs toponymes datés, en étudiant les vestiges dialectaux non français qui subsistent dans ces parlers, en collectant les noms de famille, en tenant compte du contexte géohistorique (histoire agraire, paysages, réseaux de chemins), en accord avec le principe scientifique fondamental selon lequel TOUT SE TIENT , révèlent une réalité complètement différente :
  • La poussée multiséculaire du français, commencée dès le XI° siècle au Sud de la Loire, a d'abord anéanti les parlers situés entre le fleuve et la ligne de forêts et de brandes (landes) bordant au Sud la Champagne berrichonne et les plaines calcaires poitevines (avant le XV° siècle).
  • Plus au Sud, elle s'est exercée par divers relais (dont les officiers du duc de Bourbon). Elle s'est accélérée avec la Reconstruction des Campagnes (XV° - XVII° siècles) qui inclut l'aire d'élevage bovin de la bordure du Massif Central dans la sorte de "marché économique commun" que constituaient alors les Cinq Grosses Fermes.
  • La francisation directe (adoption de la langue du Roi) gagne les hautes couches, tandis que les masses paysannes subissent une pré-francisation selon l'effet Terracher, qui propage de proche en proche les formes d'idiomes déjà en partie francisés et bénéficiant du prestige du français sans en être vraiment mais parce qu'ils en sont plus proches.
  • Ces processus sont forcément plus incomplets que la francisation de masse qui commence avec la Révolution et s'accélère au milieu du XIX° siècle (chemin de fer, exode rural puis enseignement obligatoire unilingue). Les parlers autochtones sont atteints d'une sorte de sclérose en plaques qui, en fonction de divers facteurs locaux, anéantissent certains parlers, épargnent un peu plus d'autres en fonction de conditions locales qui restent à étudier dans le détail. Mais la pénétration du français peut être comparée à une inondation qui s'insinue par tous les interstices et finit par tout envahir.
Il est complètement faux de s'appuyer sur des textes pseudo - dialectaux du XVIII° siècle (comme les Noëls montluçonnais de Gibert Cheville) pour prouver la prétendue stabilité du Croissant : oeuvre de bourgeois urbains francisés, ils ne sont nullement représentatifs de la langue locale réfugiée dans les campagnes. Il est au contraire évident que si, au lieu de découvrir le Croissant dans les années 1870-80, les philologues avaient étudié les parlers des Charentes, du Poitou, du Berry et de la Bourgogne deux ou quatre siècles plus tôt, ils auraient trouvé ces parlers mixtes à la fois plus au Nord et aussi sous des aspects différents puisque le français qui avançait alors n'était pas le même français et que tout le contexte de la progression était différent.
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